Près de 60% du poisson consommé en Europeprovient de l’étranger, notamment des côtes sénégalaises. Une surpêche qui affecte directement les populations, en les forçant à émigrer (par Daniel Carrasco, paru dans "Diagonal" (adaptation JDr)).
«Vous connaissez le thiéboudiène?», me demande un pêcheur. Tel est le nom du plat national sénégalais, dont l’ingrédient principal est le thiof ou mérou. Au Sénégal, pas un jour ne passe sans que quelqu’un n’offre ce délicieux plat de poisson avec du riz et des légumes, bien épicé. «Je suis allé trois mois au Sénégal. J’en ai mangé presque tous les jours», lui ai-je répondu. «Pour nous, manger du thiéboudiène signifie un jour heureux. Je pense que si un Sénégalais restait trop longtemps sans en manger, il mourrait», rit-il.
La pêche occupe une place privilégiée dans la cuisine sénégalaise, tout comme le djembé dans la musique. Elle ne relève pas uniquement de la culture culinaire, mais correspond à un besoin fondamental.
Pour 95% des Sénégalais, le poisson est la principale source de protéines. Sa rareté devient alors un problème de sécurité alimentaire. Le secteur de la pêche est non seulement important pour l’alimentation dans ce pays, mais aussi pour toute la région. «Le poisson fumé ou salé est aussi exporté dans des pays enclavés comme le Mali ou le Burkina Faso», dit Moro Demba, chef du port de Kafountine au sud de pays. Pourtant, avec ses 23 kilos par année, un Européen mangera plus de poisson qu’un Africain.
Des sociétés mixtes
Dans les eaux européennes, l’industrie de la pêche épuise le quota annuel de certaines espèces au cours des premiers mois de l’année, du fait de la quantité de poisson extraite et des techniques utilisées, telles que le chalutage. Pour approvisionner le marché, l’UE exporte alors son modèle dans d’autres mers. Près de 60% du poisson consommé en Europe provient en effet des eaux extérieures.
Dans ce secteur, l’Espagne joue un rôle clé, car elle est l’une des premières puissances de pêche du Vieux Continent. Sa flotte industrielle a une forte présence dans la région FAO34 (zone Atlantique, Centre-Est Afrique), près des côtes sénégalaises.
Pour ce faire, il est possible de procéder selon deux modèles, soit en passant par des accords entre l’UE et des pays tiers, soit par le biais de sociétés mixtes. Ces dernières permettent, grâce à des licences de complaisance, de changer la nationalité d’un navire, d’obtenir des avantages fiscaux dans le nouveau pays (en l’occurrence le Sénégal) et de s’affranchir des lois environnementales et sociales du pays d’origine.
Conséquence directe: les pêcheurs sénégalais se plaignent de la baisse des stocks de poissons et incriminent la flotte européenne, mais aussi russe ou chinoise, d’exploitation massive. «Les navires espagnols sont couverts par les intérêts de gens puissants au Sénégal. Ils font ce qu’ils veulent sans se soucier de la population locale.
Ils cassent les filières artisanales, détruisent les ressources, provoquent des accidents mortels, opèrent avec des pratiques illégales. Parfois, nous avons dû utiliser la force pour les arrêter. Si cela continue, cela peut très mal finir», assure Karim Sall, pêcheur et président de l’Association des jeunes pêcheurs de Joal-Fadiouth.
En outre, les navires «sénégalisés» ne transportent aucun observateur. Ils refusent tout contrôle, en faisant valoir «qu’un inspecteur à bord prendrait la place d’un marin», comme l’assume Fatu Niang, vice-président du Gaipes (Groupement des armateurs et industriels de la pêche au Sénégal), une association basée à Dakar, qui regroupe les entreprises étrangères. «Un navire sans observateur est une porte ouverte à tous les abus», conteste Lamine Niasse, membre du Collectif international d’appui à la pêche artisanale.
Fatu Niang, qui est également directeur de Senevisa, filiale des Galiciens de Vieira SA – entreprise accusée à plusieurs reprises de pratiques illégales de pêche – explique «qu’ils ont leurs propres systèmes de contrôle».
Pourtant, on constate en suivant les côtes sénégalaises, que les radars sont obsolètes et les mesures de surveillance sont absolument insuffisantes. Les procès-verbaux des sanctions annuelles montrent aussi que la plupart des infractions sont commises par ces navires liés à l’association Gaipes. «Ces entreprises ne respectent pas les règles, provoquent des accidents graves et appauvrissent les lieux de pêche.
La plupart des problèmes sont causés par les navires ‘’sénégalisés’’ qui, de plus, ne nous laissent aucun bénéfice», pourfend Babacar Kuruma, président du Syndicat des observateurs des pêches du Sénégal. «L’investissement au Sénégalest fictif, tout n’est que blanchiment d’argent entre mafieux», assure-t-il encore.
Désert liquide
Cette situation augmente les tensions sociales et familiales. «Quand tu vas sur la mer et que tu vois que tu n’as rien pêché et qu’un bateau a détruit ton matériel, tu te sens obligé d’attaquer ce navire comme un pirate. Tu ne vas pas dire à ta famille que si elle ne peut pas manger, c’est parce qu’un bateau a coupé tes filets. Tu préfères mourir que de les laisser continuer à agir», avoue Karim Sall.
Le visage offusqué et visiblement en colère, il ajoute: «Si les eaux sénégalaises finissent par devenir un désert liquide, les conflits seront pires qu’avec les pirates de Somalie. Une personne qui ne mange pas ose tout, quand sa famille a faim ou que sa banque le presse pour rembourser un moteur…Quand tu ne sais plus quoi faire, tu es obligé de passer à l’attaque ou émigrer».
«Dans une telle situation, beaucoup émigrent. Ils vendent leurs outils de travail. Les mères se défont de leurs bijoux, certains cèdent aussi leurs terres pour que les jeunes puissent partir», explique Lamine Niasse. Beaucoup de ces pêcheurs vont jusqu’à Nouadhibou en Mauritanie pour essayer de travailler dans la pêche ou pour rejoindre les Canaries.
Journaliste et spécialiste de l’Afrique et de l’immigration, Jose Naranjo assure qu’«étant donné la probabilité de ne pas trouver du travail dans la pêche à Nouadhibou, les pêcheurs choisissent de poursuivre leur voyage. Les Canaries sont un pas en avant dans le parcours pour gagner leur vie, de quelque manière que soit». D’autres décident de traverser le Sahara et le Maroc et comptent sur les mafias pour les «aider» à traverser le détroit de Gibraltar ou passer à Ceuta et Melilla.
Président de la section artisanale de la Fédération mauritanienne de la pêche (FMP), Harouna Ismail affirme qu’il ne voudrait pas que son fils émigre en Europe. Il confirme aussi que «les vagues d’immigration clandestine qui ont frappé les îles Canaries au cours des dernières années sont dues à l’épuisement des ressources».
Cycle pervers de la pêche
Aujourd’hui, plus de 50’000 Sénégalais vivent en Espagne. Dans les villes, ils vendent des ceintures, des films DVD, des copies de produits de marque en provenance de la Chine. Si l’on parle avec ces «manteros» (nom dérivé de la manta, la couverture qu’ils utilisent pour exposer leur marchandise), la plupart d’entre eux vous expliqueront qu’ils étaient pêcheurs au Sénégal.
Ces nouveaux éco-réfugiés sont l’aboutissement d’un cycle, qui va de la destruction des ressources à l’émigration. Avec des situations douloureusement cocasses. Quand ils obtiennent des papiers, ces immigrants cherchent souvent du travail dans le secteur de la pêche. Ils rejoignent parfois l’équipage de navires industriels, ceux précisément qui sont en train de détruire les stocks qui ont conduit à leur départ.
«Dans le premier bateau sur lequel je me trouvais, j’ai fondu en larmes. Nous avions tiré les filets et remonté des genres de dorades, que nous aimons tant, mais nous les avons rejetés à la mer, car le bateau était seulement intéressé par pêcher les crevettes.
Tu les jettes à la mer, alors que les gens meurent de faim! Un gars m’a alors dit que je m’y ferais, comme mon cousin», explique Ousmane Mbengue, pêcheur sénégalais émigré et basé en Galice. «Je demande aux consommateurs européens de regarder l’origine du poisson et de la façon dont il a été capturé», conclut Karim Sall. S’approprier des ressources du Sud,en fermant la porte aux populations qui sont victimes de cette surpêche est pervers. Si nous appliquons la libre circulation du poisson, elle doit aussi concerner les personnes.
Daniel Carrasco
Paru dans Diagonal (adaptation JDr)
Europe, Russie et Chine dans les eaux de l’Afrique de l’Ouest
En avril 2014, huit ans après l’expiration du dernier accord qui liait les deux parties en matière de pêche, l’Union européenne a signé avec le Sénégal un nouvel accord de cinq ans pour permettre à une flotte de 38 bateaux européens de pêcher dans les eaux territoriales de ce pays.
En échange, une compensation de 8,7 millions d’euros était prévue. «Cet accord bénéficiera à l’ensemble des acteurs concernés, y compris les pêcheurs locaux artisanaux. Il fait aussi partie de la nouvelle génération d’accords d’association pour la pêche soutenable», assurait la Grecque Maria Damanaki, commissaire européenne aux affaires maritimes et à la pêche.
Pourtant, l’opposition à ces textes reste vivace au Sénégal. «Depuis que l’Etat a commencé à signer des accords de pêche avec les compagnies de pêche étrangères, le poisson se fait de plus en plus rare. Je constate aussi des cas fréquents de disparition de pêcheurs en mer et dont on ignore les causes réelles. Les pêcheurs artisans n’ont aucun intérêt dans ces arrangements.
La pression est très forte sur les ressources halieutiques, en plus des mauvaises pratiques de pêche notamment l’utilisation des filets à petites mailles, les mono filaments», estime ainsi Gnagna Seck, membre de la Plateforme des acteurs de la pêche artisanale au Sénégal (Papas) à Saint-Louis, citée par Greenpeace-Afrique.
Le rejet de ces textes reste aussi fort en Casamance, chez les acteurs de la pêche artisanale de Ziguinchor. Tous dénoncent aussi la pêche illégale de chalutiers russes comme l’Oleg Naydenov pris en 2014 en flagrant délit de pêche illicite, non-déclarée et non-réglementée.
En 2015, Greenpeace-Afrique avait aussi épinglé, dans un rapport, les pratiques de pêche illégale des entreprises chinoises en Afrique de l’Ouest, notamment celles de la China National Fisheries Corporation (CNFC), la plus grosse entreprise chinoise du secteur.
JDr (Gauchebdo) via cridem